Kafka au soleil de la Méditerranée
Connaissez-vous un pays qui a :
- Deux monnaies,
- Trois langues,
- Quatre souverainetés qui se partagent son territoire,
- Sept drapeaux qui flottent au vent ?
Ou encore qui a :
- Deux religions,
- Trois États
- Six forces armées présentes sur son sol ?
Un indice :
- Cet Etat est membre de l’Union européenne
- Mais pas totalement !
Un deuxième indice :
- Sa capitale est partagée en deux par un mur.
Allez, je vous donne la réponse : Chypre !
- Deux monnaies : l’euro au Sud et la livre turque au Nord (mais les Chypriotes turcs sont friands d’euros !) :
- Deux religions : les Chypriotes grecs sont chrétiens orthodoxes et les Chypriotes turcs sont musulmans sunnites ;
- Trois langues ; au Nord, on parle turc et anglais, au Sud grec et anglais ;
- Trois États : la République de Chypre, la République turque de Chypre Nord (R.T.C.N.) et les zones de souveraineté britanniques ;
- Quatre administrations : en plus des trois administrations ci-dessus, la zone tampon entre Chypre Nord et Chypre Sud est administrée par l’ONU ;
- Six forces armées : les armées de la République de Chypre, de la République turque de Chypre Nord, de la Turquie, de la Grèce, l’armée britannique et la force d’interposition de l’ONU (UNFICYP) ;
- Sept drapeaux : ceux des six contingents plus celui de l’Union européenne qui flotte fièrement sur les bâtiments publics du Sud aux côtés des drapeaux chypriote et grec.
Comment en est-on arrivé là ?
Dès l’Antiquité, l’île a été peuplée par des Grecs et les Phéniciens ; tous les empires antiques ont, à un moment où à un autre, contrôlé l’île d’Aphrodite ; les empires égyptien, assyrien, perse, d’Alexandre, séleucide, des Ptolémées, romain, byzantin.
Au Moyen-Âge, les Arabes, la dynastie franque des Lusignan, l’ordre militaire des Hospitaliers, Venise se sont disputé Chypre.
Les fortifications vénitiennes à Kyrenia
En 1571, l’empire turc ottoman met la main sur l’île ; en 1878, les Britanniques profitent du déclin de l’empire ottoman pour s’emparer de Chypre, étape stratégique sur la route des Indes.
Les relations entre les deux communautés, grecque et turque, sont pendant longtemps pacifiques : de nombreux villages voient se dresser une mosquée et une église.
Le projet d’Enosis (rattachement à la Grèce continentale) qui apparaît au cours du XXe siècle, et l’attitude des Anglais s’appuyant tantôt sur les uns tantôt sur les autres pour gouverner, contribuent à dégrader les relations intercommunautaires. Un terrorisme grec (EOKA), dirigé contre les Britanniques et les Chypriotes turcs, endeuille l’île. Les Anglais décident de se retirer de ce guêpier et accordent l’indépendance en 1960, en se gardant deux bases « souveraines ». La Grèce, la Turquie et le Royaume-Uni sont « garants » de l’ordre constitutionnel.
Un souvenir de l’occupation britannique
La forte personnalité du premier président élu, Monseigneur Makarios III, permet dans un premier temps de maintenir le lien entre les communautés.
Mais les Chypriotes turcs sont en infériorité numérique et se sentent marginalisés ; des maladresses du gouvernement de Makarios mettent le feu aux poudres à plusieurs reprises et une première ligne de séparation (la ligne verte) entre les deux communautés est tracée en 1964 et gardée par des casques bleus (UNFICYP). Les migrations commencent : les Chypriotes turcs au nord et les Chypriotes grecs au sud.
Un coup d’Etat en Grèce en 1967 amène l’armée (« les colonels ») au pouvoir ; comme tout régime autoritaire qui perd sa légitimité, les « colonels » se lancent dans une aventure militaire en 1974 : réaliser « l’Enosis » par la force.
C’est un échec qui entraîne la chute de la dictature en Grèce mais donne un prétexte à l’armée turque pour débarquer au nord de Chypre pour protéger les Chypriotes turcs. Après un conflit court mais violent, une ligne de cessez-le-feu est instaurée par l’ONU (la ligne Attila) et les casques bleus de l’UNFICYP contrôlent la zone de part et d’autre de la ligne Attila. Un nettoyage ethnique fait disparaître l’ancienne « peau de léopard » des implantations des deux communautés ; désormais, les Chypriotes turcs sont uniquement au Nord et les Chypriotes grecs au Sud.
En 1983, une République turque de Chypre Nord (R.T.C.N.) est proclamée dans la zone occupée par l’armée turque mais n’est reconnue que par la Turquie.
Des négociations en vue d’une réunification sont tentées ; la plus aboutie est menée au début du XXIe siècle, sous l’égide du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan ; c’était dans la perspective de faire entrer toute l’île dans l’Union européenne. Malheureusement, le plan Annan, bien qu’accepté par référendum (24/04/2004) par les Chypriotes turcs (65%) est repoussé par les Chypriotes grecs (70%).
Néanmoins, Chypre adhère à l’Union européenne le 1er mai 2004 ; officiellement, toute l’île entre dans l’Union mais, dans la pratique, il s’agit de deux zones étanches sans aucun point de passage. Le premier n’est ouvert qu’en 2008 et actuellement il en existe 9.
Depuis, la situation est figée : l’armée turque occupe le Nord et les deux drapeaux y flottent conjointement, le turc et celui de la R.T.C.N.
Les Chypriotes turcs ont, officiellement, été indemnisés pour la perte de leurs biens au Sud mais ce n’est pas le cas des Chypriotes grecs pour les biens au Nord ; si bien que la plupart des hôtels ou les villas construits au Nord le sont sur des terrains appartenant aux Chypriotes grecs expulsés.
En l’absence de reconnaissance internationale de la R.T.C.N., les vols internationaux de et pour Chypre Nord doivent obligatoirement faire escale dans un aéroport turc sans même prendre ou laisser des passagers ! Le courrier international transite par le bureau de poste d’une ville turque pour pouvoir être acheminé hors de la R.T.C.N.
Pour aller de Chypre Nord à Chypre Sud (et réciproquement), ce que seuls les étrangers et les Chypriotes titulaires d’un passeport étranger peuvent faire, il faut passer des points de contrôle qui ressemblent (le soleil et la décontraction méditerranéenne en plus) au « check point Charlie » de Berlin à l’époque du Mur.
Le mur à Nicosie
Une ville balnéaire de 20 000 habitants qui était le Saint Tropez de Chypre (fréquenté par Bardot, Elisabeth Taylor, Richard Burton…), Varosha, a été entièrement vidée de ses habitants en 1974, à l’approche de l’armée turque ; depuis, la vie s’est arrêtée brutalement : les maisons, les hôtels se délabrent lentement.
Cette situation kafkaïenne s’enkyste dans la durée et le raidissement nationaliste du gouvernement turc d’Erdogan n’arrange pas les choses d’autant plus qu’une nouvelle pomme de discorde est apparue sous les eaux : le gaz et le pétrole dont chacun revendique le droit de l’exploiter exclusivement. Il en résulte des démonstrations des forces navales turques au large de l’île pour contester les eaux territoriales de la République de Chypre.
Un point de tension de plus dans une zone qui n’en manque pas : nous sommes à quelques centaines de kilomètres de la Syrie, du Liban et de Gaza !
Mais que ceux qui serait tentés par un séjour à Chypre, ne soient pas rebutés par ce qui précède : l’île est couverte de monuments laissés par tous les occupants, le soleil est omniprésent, les paysages sont magnifiques et l’accueil est chaleureux !
Frédéric Bourquin
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